Panorama de la sculpture animalière des XIXe et XXe siècles, troisième partie

Troisième partie

La prise en compte de la psychologie de l'animal

Rembrandt Bugatti (1885-1916) Panthere MarchantEpreuve en bronze à patine noire richement nuancée, Haut.: 20,3 cm -  Image (DR)

Rembrandt Bugatti (1885-1916) Panthere Marchant

Epreuve en bronze à patine noire richement nuancée, Haut.: 20,3 cm -  Image (DR)

Auguste Rodin

Il faut attendre Auguste Rodin, père de la sculpture moderne, pour que la notion de ressenti, voire de psychologie intègre pleinement la sphère de la sculpture pour en devenir le sujet de représentation.

Rodin n'est pas un animalier, certes, mais son apport dans la sculpture est tel que son influence a également imprégné toutes les générations de sculpteurs animaliers du XXe siècle.

Comme on l'a vu précédemment, le XIXe siècle est témoin d'une évolution remarquable dans le traitement des animaux dans l'art. L'accessibilité inédite à ces derniers permettant une meilleure connaissance de leur anatomie et les recherches sur le mouvement ouvrent considérablement les champs de représentation.

Si Auguste Rodin a parfaitement intégré la connaissance de l'anatomie et l'étude du corps en mouvement, c'est sans doute le premier, qui par une maîtrise sans faille de ces nouvelles instances, pourra s'en libérer pour s'éloigner de la description au profit de l'expression.

Auguste Rodin (1840-1917), L’Âge d’Airain, 1875Epreuve en bronze à patine brune, Haut.: 178 cm - Image (DR)

Auguste Rodin (1840-1917), L’Âge d’Airain, 1875

Epreuve en bronze à patine brune, Haut.: 178 cm - Image (DR)

C'est en 1877, alors âgé de 37 ans, que Auguste Rodin expose pour la première fois une sculpture en taille réelle (1,78 m) d'un homme nu, sans attributs, traité en dehors des sentiers battus du classicisme alors en vogue. La sculpture en plâtre, initialement nommée Le Vaincu, est présentée au salon des artistes français à Paris sous le titre de l'Âge d'Airain.

La sculpture donne une telle impression de vie, l'anatomie  est retranscrite avec tant de véracité que Rodin est accusé d'avoir modelé sur le vif, c'est-à-dire d'avoir réalisé un moulage directement sur un modèle, ce qui était évidemment proscrit dans un tel contexte.

Il faudra 3 ans à Rodin pour prouver que ces accusations sont parfaitement iniques. Pourtant, l'Âge d'Airain s'avèrera finalement un succès retentissant au parfum de scandale, et qui lancera sa carrière.

Cette anecdote permet d'illustrer la véracité saisissante des sculptures de Rodin, véracité notamment liée à l'approche particulière qu'a le sculpteur de l'anatomie : ce dernier, en effet, quand il veut représenter une partie du corps, réfléchit au fonctionnement de la structure anatomique interne de ladite partie.

Par exemple : afin de sculpter le modelé d'une épaule, il lui faut réfléchir aux faisceaux sous-jacents de muscles et comment le mouvement du muscle définit alors le modelé extérieur.

Cette connaissance très poussée de l'anatomie va lui permettre d'évoluer vers le sentiment, la suggestion. Il peut alors, en effet s'éloigner d'une réalité physiologique, prendre de la liberté sur l'exactitude anatomique, pour exprimer la sensualité (le Baiser), ou des sentiments comme l'oubli de soi (le Penseur ou l'Ombre).

Non plus des sentiments exacerbés, amplifiés, fantasmés, mais la réalité de ces derniers, tels qu'ils se dessinent sur nos visages ou tels qu'ils peuvent être symbolisés.

Rodin transcende donc l'exactitude de l'anatomie pour la mettre au service de l'expression, du sentiment, de la suggestion, qui laisse alors la place à la psychologie du sujet.

Dans la revue l'Art de 1911, Rodin écrit : « Quand un bon sculpteur modèle des corps humains, il ne représente pas seulement la musculature, mais aussi la vie qui les réchauffe. »

Cela ouvre la voie à l'expressivité, au ressenti, au fait de se libérer volontairement de la réalité des choses.

Rembrandt Bugatti (1884-1916), Photographie de André Taponier (DR)

Rembrandt Bugatti (1884-1916), Photographie de André Taponier (DR)

Rembrandt Bugatti

Contemporain de la seconde partie de vie de Rodin, Rembrandt Bugatti est également un important repère dans l'histoire de la sculpture animalière du début du XXe siècle.

Sculpteur animalier italien, venu s'installer à Paris dès 1903, Rembrandt Bugatti, au prénom aussi évocateur que son illustre patronyme, est en effet le fils de Carlo Bugatti, éminent architecte, décorateur et créateur d'un mobilier en parchemin et cuivre influencé par les arts orientaux, et le frère d'Ettore Bugatti, fondateur de la fameuse marque d'automobile éponyme.

Bugatti, Rembrandt donc, est un être sensible, discret, entièrement subjugué par le règne animal.

Ses pas le mènent donc au Jardin des Plantes à Paris où il peut observer les espèces animales des jours entiers. Mais également à Anvers, dont le zoo, un des plus anciens au monde lui offre un poste d'observation inégalé. Le directeur du zoo lui met alors un atelier à sa disposition.

Pendant 15 ans, que ce soit à la ménagerie du Jardin des Plantes ou au zoo d'Anvers, Bugatti va vivre avec les animaux. Il a en effet pris l'habitude des les contempler quotidiennement, de les observer longuement pour fixer leurs morphologies, leurs mouvements, leurs attitudes, leurs comportements, leur caractères, leurs expressions et les retranscrire avec exactitude.

Rembrandt Bugatti et une hémione, Zoo de Anvers, vers 1913, Image (DR)

Rembrandt Bugatti et une hémione, Zoo de Anvers, vers 1913, Image (DR)

Sa sculpture procède de cet échange et de ce contact journalier tant avec les animaux sauvages que familiers. L'animal vu pour la première fois pour lui-même à travers les prismes d'une réelle empathie.

Cet être extrêmement sensible va ainsi toujours vers l'essentiel.

Lorsque son frère Ettore lui propose de lui offrir une voiture, Bugatti n'en accepte que la structure et le moteur, trouvant la carrosserie superflue !.

On le voit ainsi se promener dans Paris avec des vêtements trois fois trop grands et une voiture sans carrosserie !

Bugatti meurt en 1916, et Rodin meurt en 1917 laissant place à la nouvelle génération.

A la disparition de Rodin, l'un des nombreux praticiens oeuvrant dans son atelier (qui en accueillit jusqu'à 30) va poser sa marque.

Il s'agit d'un des anciens chefs d'atelier, alors déjà dans la force de l'âge, François Pompon.

François Pompon (1855-1933) Ours Blanc, 1928 Sculpture en pierre de Lens exécutée en taille directe, Haut:. 163 cm - Image Domaine public

François Pompon (1855-1933) Ours Blanc, 1928 

Sculpture en pierre de Lens exécutée en taille directe, Haut:. 163 cm - Image Domaine public

François Pompon

Ce sculpteur, ancien praticien de Rodin donc, est issu de la tradition classique.

En 1905, alors âgé de 50 ans, François Pompon opte pour le sujet animalier qu'il va traiter avec une simplification des formes, et des surfaces polies.

Son intérêt pour les animaux nait des expositions universelles et toujours et encore de ses observations au jardin des plantes. Son choix esthétique, lui, est influencé par un goût prononcé pour un japonisme aux formes stylisées ainsi que pour des civilisations orientales ou primitives antiques qu'il admire telle que l’Égypte.

Il tranche ainsi avec l'esthétique naturaliste et réaliste et écrira même: «J'aime la sculpture sans trous ni ombres».

Pompon souhaite ainsi faire du simple avec du compliqué. Il ne s'agit plus de reproduire l'animal. Mais le mouvement et la personnalité de ce dernier.

Pour y arriver ?

L'animal est mesuré méticuleusement, puis le sculpteur modèle sa terre en reprenant tous les détails de l'animal selon l'enseignement hérité de Rodin. Puis il simplifie la forme, fait disparaître les détails, rabote les aspérités pour arriver à l'essentiel, c'est à dire le mouvement.

Pour Pompon et je laisse la parole au sculpteur:

« C’est le mouvement qui détermine la forme. (…) ce que j’ai essayé de rendre c’est le sens du mouvement, je suis les animaux quand ils marchent. (…) c’est curieux : je rencontre là beaucoup de jeunes sculpteurs qui observent, comme moi les animaux, mais ils ne les suivent pas. Ce qui est intéressant, c’est l’animal qui se déplace »

« Ma statue était exactement de la même taille que mon modèle, sauf qu’ici, dans la région du cou, il y a deux centimètres de plus qu'en réalité. Savez-vous ce que c'est que ces deux centimètres? Et bien! C'est le mouvement.»

Si Pompon a une reconnaissance tardive, il léguera un important œuvre à la postérité.

Paul Jouve (1878-1973), Jeune panthère, dite aussi Jeune Ocelot, 1934 Epreuve en bronze à patine noire nuancée, Haut. 37 cm environ, Image  : © Stéphane Briolant

Paul Jouve (1878-1973), Jeune panthère, dite aussi Jeune Ocelot, 1934 

Epreuve en bronze à patine noire nuancée, Haut. 37 cm environ, Image  : © Stéphane Briolant

Paul Jouve

et le Groupe du Jardin des Plantes 

(Armand Petersen, Edouard-Marcel Sandoz, Paul Godchaux, Georges Gardet.....)

Parallèlement à Pompon, Paul Jouve adopte une esthétique très différente, et se rapproche plus d'un Rodin ou d'un Bugatti.

Mais les conditions d'observation de l'animal sont les mêmes, la volonté de rendre le caractère, les expressions, le mouvement, l'attitude identiques.

Fervent visiteur du jardin des Plantes, mais également grand voyageur, notamment en Orient et en Extrême-Orient, Jouve sait observer et étudier sur le vif les animaux, parfois dans leur propre habitat.

Lui qui élève deux panthères dans son atelier, Marraghem et Toumba, sait rendre la force contenue et l'architecture de l'animal grâce à des modelés fermes et des formes précises. Mais il va au-delà du visible pour saisir l'instantané, le fugitif.

René Binet, architecte en charge de la construction de nombreux bâtiments à l'exposition universelle de 1900 écrira de lui :

« Jouve savait, par une rare intuition, dégager ce qu'il y a d'architectural dans les grands fauves, son dessin n'était pas la copie naïve de l'effet de la crinière ou du pelage de ces beaux animaux. Son œil ne voyait pas ces détails ; la construction seule l'intéressait, la nature en passant son crayon prenait l'aspect d'un bronze, d'un bronze assyrien ou égyptien »

Armand Petersen (1891-1969), Pingouin empereur manchot (agrandissement), modèle dessiné en 1930,Epreuve en bronze à patine noire et or, richement nuancée, Haut. : 50 cm - Image © Aubert Jansem Galerie

Armand Petersen (1891-1969), Pingouin empereur manchot (agrandissement), modèle dessiné en 1930,

Epreuve en bronze à patine noire et or, richement nuancée, Haut. : 50 cm - Image © Aubert Jansem Galerie

Le groupe du Jardin des Plantes

De très nombreux artistes animaliers vont poser leur socle face aux enclos pour de longues heures d'une étude minutieuse, ce qui finit par créer une grande cohésion entre eux.

Cohésion stimulée par le partage d'une passion commune, par leurs échanges, critiques, encouragements et émulations.

Ils finissent alors par exposer ensemble durant les années 20 et 30, et pour certains (tels Jouve, Suisse ou Sandoz) jusque dans les années 60. Nait alors un vrai groupe animalier, nommé le groupe du jardin des plantes.

Ce groupe réunit les plus grands noms de la sculpture animalière de cette période:

Parmi eux: Paul Jouve, Gaston Suisse, François Pompon, René Godchaux, Jean Dunand, Armand Petersen, Edouard-Marcel Sandoz qui en est également le mécène par intermittence.

Les Animaliers au Cercle Volney, 1948, Image (DR)

Les Animaliers au Cercle Volney, 1948, Image (DR)

Leur objectif ?

Retranscrire l'harmonie et l'émotion régnant dans le monde sauvage.

En conclusion, et si ce panomara s'articule autour de la sculpture animalière, il est à noter que l'art animalier n'est pas qu'affaire de sculptures et les supports sont aussi multiples que la représentation puisse le permettre.

Gaston SUISSE (1896-1988), Makis et flore stylisée. Circa 1925.Paravent trois feuilles, encadrement en laque écaille foncée. Chaque feuille 106,5 cm par  51,5 cm - Image (DR)

Gaston SUISSE (1896-1988), Makis et flore stylisée. Circa 1925.

Paravent trois feuilles, encadrement en laque écaille foncée. Chaque feuille 106,5 cm par  51,5 cm - Image (DR)

L'art animalier est ainsi présent dans la peinture, la laque ou le mobilier avec Delacroix, Jean Dunand et Gaston Suisse par exemple mais également la céramique avec Armand Petersen, ou encore la joaillerie comme le montre la mythique Panthère de Cartier.

Cartier, La Panthère, Bracelet crée pour Wallis Simpson, Image (DR)

Cartier, La Panthère, Bracelet crée pour Wallis Simpson, Image (DR)

C'est en effet Jeanne Toussaint, alors directrice artistique de Cartier, qui fait de la panthère l'icône intemporelle de la marque, dont notamment le fameux bracelet Panthère spécialement crée pour et avec Wallis Simpson sera un merveilleux symbole.

Cette Panthère si bien représentée par les artistes animaliers du XXe siècle, qui ont su en retranscrire tant la force que le mystère. À l'instar de l'éclat d'une pierre précieuse qui a su parer ses plus beaux atours.

Lorraine Aubert

Jeanne Toussaint (1887-1976) Photographie de Adolf de Meyer, 1920 - Image (DR)

Jeanne Toussaint (1887-1976)
Photographie de Adolf de Meyer, 1920 - Image (DR)